Le Carnet Bleu

 

Le Carnet Bleu compte à ce jour 37 carnets réalisés selon les mêmes contraintes : tous les jours une page de format 11 sur 17 cm à petits carreaux est produite ; elle s’ouvre par le dernier mot de la page du jour précédent. Chaque page est écrite au stylo bic bleu.

Le 31ème livre est un moment d’un processus continu, durable, par principe infini. Il en est un détail sans singularité parce qu’il est généré par ces contraintes définitives et parce que, comme les autres carnets, il vise un objectif constant.


Le Carnet Bleu, en chacune de ses unités (page, carnet) manifeste la même ambition : parvenir, chaque jour, à tenir l’écriture. Les contraintes évoquées y aident : en définissant les modalités d’un rendez-vous quotidien, elles donnent un lieu et un rythme à l’écriture. Elles contribuent à qualifier celle-ci comme un parcours continu au sein d’un espace donné et invariant, comme un processus chaque jour repris et entrepris, comme un exercice de contrôle. L’importance accordée aux données matérielles et formelles de l’acte d’écriture a comme effet de minorer la question du « quoi raconter », du « quoi exprimer ». Le Carnet Bleu se choisit des sujets, ou plutôt il les rencontre, tente de les traiter, s’en tire avec plus ou moins de succès. Il se répète, s’enlise parfois, et le constatant, peut mettre abruptement un terme au développement ; il s’emploie alors à parvenir au bas de la page, comme, fatigué, on cherche à gagner la rive. Mais le Carnet Bleu n’a pas comme projet de traiter de sujets ; ceux-ci, d’un intérêt relatif, ont comme fonction principale d’alimenter l’écriture, de lui permettre de produire la page, de laisser percevoir les modes selon lesquels elle se réalise chaque jour. Ce que le Carnet Bleu « dit », ce qu’il rend perceptible, c’est que l’écriture est un mouvement, qu’elle se constitue comme rythme, par la répétition, par l’insistance, par l’exercice d’un contrôle de sa forme.


Le Carnet Bleu se fait en un laps de temps court, accordé chaque matin ; il renonce à la rature et à la sélection ; aucune page n’est arrachée, tout est gardé, enregistré. Retenir une page pour ses qualités propres serait une autre histoire, un autre projet. Les différences qualitatives cohabiteront ici, témoignant toutes, également, de ce qui a eu lieu, manifestant toutes que chaque fois le chemin des lignes est à parcourir intégralement, que le rythme de cette traversée est à trouver. Les allusions nombreuses que le Carnet bleu fait au corps sont peut-être des métaphores de cette recherche. Corps penché, mains à terre, pas frappant le sol… synecdoques d’un corps impersonnel dont les mouvements sont une quête d’équilibre. Cette recherche se fait sur le vif, au fil de l’écriture, comme une parole, au présent.


Qui parle ? c’est soit « je », soit « nous » ou « on » ; s’ajoute un autre « nous » que l’on repère par la faute d’accord qu’il occasionne ; les adjectifs et participes passés qui lui sont associés s’écrivent alors au singulier. Ce manquement occasionnel aux règles indique une défaillance du pluriel, comme si ce « nous », embrassant des unités différentes, les constituait en une entité singulière, comme si l’auteur et le processus se confondaient. C’est alors le Carnet Bleu qui parle. Ce n’est pas un état définitivement gagné ; c’est au contraire un point d’accord précaire que l’écriture ne parvient pas toujours à tenir ou à gagner. Quand le « je » saille ici et là c’est souvent pour formuler l’incapacité d’être présent à l’écriture, pour faire le constat d’une désunion d’avec le mouvement écrit. Parfois, au contraire, cela semble se faire tout seul : le texte gagne en fluidité, un rythme s’est installé avec aisance. C’est un temps de répit au sein d’une entreprise fatigante et bégayante, c’est un souffle comme produit par des ressassements en amont. Mais le ressassement, ici, ne vaut pas moins que la fluidité. De cette aisance qui advient, le Carnet Bleu peut choisir parfois de se défaire, probablement pour ne pas s’installer en un refrain masquant l’écriture qui se cherche.


Ce n’est pas une recherche stylistique que le Carnet Bleu entreprend ; sa longévité lui a certes donné une certaine assurance, une maîtrise de l’espace et du temps à traverser chaque jour et une tonalité qui lui est propre. C’est là un effet du protocole ; ce n’en est pas la finalité. L’objectif est de ne manquer jamais au rendez-vous, de générer et tenir toujours ce mouvement. Peu importe, finalement, qui s’y emploie. Aujourd’hui, le Carnet Bleu est produit par un auteur unique. Mais rien n’impose, par principe, cette unicité. Idéalement, le Carnet Bleu serait perpétué ou ramifié par d’autres.


Le 31ème livre du Carnet Bleu est doublement reproduit, par un fac-similé et par une « traduction » dactylographiée. Le texte original y a été corrigé et remanié en certaines de ses tournures. Par cette double présentation, les qualités de chacun des exemplaires se nuancent mutuellement. Parce que ces deux volumes se côtoient, le 31ème livre n’est ni l’édition d’un texte littéraire, élaboré comme entité finie, ni la reproduction d’un objet plastique. Ces volumes sont deux moments de l’existence d’un texte ; le fac-similé donne à percevoir son processus génératif. La présente édition est l’occasion de lui offrir une « doublure » qui, elle, sert la lecture.


Le 31ème livre est une ponction, un morceau arraché au vaste ensemble constitué des 37 carnets existants. Une page s’y écrit après une autre ; le travail se fait selon un processus additif, linéaire. La méthode d’écriture attache les pages les unes aux autres, donnant l’image d’un long ruban textuel ininterrompu. C’est penser le texte du point de vue de l’acte d’écriture. Ce point de vue, le volume dactylographié le déplace : les pages y apparaissent comme entités isolables car l’égal remplissage des pages manuscrites est perdu, et qu’alors est amoindri l’effet de continuité de l’ensemble. La lecture peut se faire oublieuse de l’ordre chronologique de production et profiter, pour cheminer, de cette autre géographie dont le texte est ainsi doté.


Pascale Borrel



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